Le 21 novembre 2013, le Président ukrainien Viktor Ianoukovich, fait volte-face et refuse de parapher un accord de coopération avec l'Union Européenne dont la signature était prévue de longue date. Les partisans d'une ouverture à l'ouest descendent alors pacifiquement dans la rue. Quelques semaines plus tard, après « la marche du million » du 8 décembre, le mouvement va commencer à se radicaliser avec les premières occupations de bâtiments publics et va également regrouper tous les mécontents du régime qui est accusé de corruption et considéré par beaucoup comme trop proche de Moscou. Rapidement, les plus déterminés s'accrochent au terrain et les premiers villages de tentes poussent sur la Place de l'Indépendance ou Майдан Незалежності, Maïdan Nézalejnosti en ukrainien. La police anti-émeutes, les « berkouts » donnent l'assaut, sans succès, pour les déloger. Ce sera le début d'une escalade qui durera jusqu'aux soirs dramatiques des 18 au 22 février où lors d'assauts d'une rare violence on tombera sous les balles tirées des deux camps. On relèvera près de cent morts. Le plus jeune avait 17 ans.
Le départ du Président vers la Russie le 22 février suivi de sa destitution par le parlement et l'entrée de l'opposition au gouvernement mettra fin aux affrontements.
Deux semaines plus tard, alors que la crise s'est déplacée plus au sud, en Crimée, Kiev connaît son premier week-end de printemps. Les Kiéviens convergent alors vers Майдан Незалежності transformée en camp retranché. La foule parcourt, stupéfaite, ce qu'est devenue l'avenue Khreshchatyk, les Champs-Elysées de Kiev et se recueille devant de petits autels à la mémoire des victimes des émeutes. Quelques bougies autour d'une photo abondament fleurie, parfois un lapin en peluche, des dessins d'enfants rappelle la mémoire d'un manifestant tombé là quelques jours plus tôt... et partout le sol est couvert de tapis de roses et de tulipes au point que certaines rues semblent barrées de barricades de fleurs...
Au sud comme au nord de la Place de l'Indépendance, l'avenue Khreshchatykest est fermée de hautes barricades espacées de quelques centaines de mètres et tout l'espace les séparant est occupé par de nombreuses tentes entourées de pavés, de pneus, de palettes hérissées de ferrailles constituant tout autant de bastions destinés à repousser l'assaut des forces anti-émeutes. Un peu plus loin, l'épave d'un camion des "berkout" couvert d'une fresque peu respectueuse pour Vladimir Poutine se vide, goute-à-goute, de son huile. Et tout au long de l'avenue, de nombreuses urnes sont là pour collecter les dons des passants et servir à financer l'occupation.
Sur la place, une foule dense se masse devant la scène où se succèderont jusqu'à tard dans la soirée chanteurs et leaders politiques. Aux discours, la foule répond en scandant "крим україна ! " ou "україна страна !" En revanche, dans les campements en bordure on écoute les discours d'une oreille distraite tout en vaquant à ses occupations. Certains s'activent autour du camion de distribution d'eau, d'autres cassent du bois, disputent une partie d'échecs ou s'occupent du ménage. Chose curieuse au milieu de ce campement fait de bric-et-de-broc, tout est propre, très propre même. Il n'y a pas un mégot et les seules bouteilles qui trainent sont les cocktails Molotov... A la tombée de la nuit, la fumée dégagée par les cuisines roulantes et les braseros de fortune recouvre la place d'une brume qui parait presque irréelle. De nombreux Polonais sont présents parmi l'assistance, venus soutenir leurs voisins Ukrainiens face à l'appétit du maitre du Kremlin.
Dans le camp, l'ordre et la sécurité sont assurés par la milice "Правий сектор" que l'on peut traduire par « Secteur droit » créée en novembre 2013 et formée des contestataires les plus ultras, généralement proche de l'extrème-droite nationaliste ukrainienne. Vêtus d'uniformes hétéroclites et armés de tonfas et de manches de pioche, ils montent la garde aux points de passage ouverts dans les barricades et au pied des immeubles tenus par les manifestants. Certains, très jeunes, semblent sur le point de s'affaler, écrasés sous le poids de leur tenue anti-émeute, probablement prise à un policier, qu'ils arborent fièrement. Un peu plus loin, d'autres membres de la milice présentent un ingénieux mortier à gaz permettant d'envoyer à bonne distance toute sortes de projectiles, du pavé aux bombes incendiaire.
Déjà de retour sur l'avenue : les « marchands du temple » qui proposent aux passants tout un étalage de gadgets, boules à neige, écharpes et drapeaux aux couleurs de l'Ukraine ainsi que des produits dérivés marqués « Euromaidan », le nom donné par les médias ouest-européens à ces évènements que les Ukrainiens appellent simplement "la révolution". Alors qu'ils voulaient prendre leurs distances avec la Russie, affirmer leur indépendance, se débarrasser d'un pouvoir corrompu et s'ouvrir vers l'ouest, les Ukrainiens ont vu leurs manifestations récupérées par les médias, les politiques européens et surtout par les Etas-Unis qui y ont vu une opportunité d'étendre leur "glacis défensif" vers l'est. La Russie ne voulant pas voir l'OTAN s'étendre jusqu'à ses frontières a alors pesé pour tenter de conserver l'Ukraine sous son influence. Tout d'abord en soutenant le président Ianoukovich et après sa fuite en faisant un amalgame de l'ensemble des Ukrainiens favorable à l'Europe et des membres de la milice "Пра́вий се́ктор" qui contrôle "Майдан" pour présenter l'Ukraine comme un état nazi. La désinformation bat son plein et la crise, jusque-là intérieure, a pris une dimension internationale. la suite de la partie se joue aujourd'hui en Crimée, entre les deux Grands. l'Ukraine n'est plus qu'un pion sur un échiquier...
Dès qu'on s'éloigne de la place de l'Indépendance, Kiev retrouve son calme et les Kiéviens poursuivent leurs activités. Seuls de très nombreux drapeaux jaunes et bleus aux fenêtres et des rubans aux couleurs de l'Ukraine attachés dans les branches d'arbres rappellent la situation. Et bien que plus calme qu'à l'accoutumer et malgré la crainte de la perte de la Crimée et d'une intervention russe à l'est du pays, la vie continue...
Reportage réalisé du 8 au 11 mars 2014
Voir aussi : Album photo - Retour à Kiev
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